Bonjour Barth et Fanch. Tout d’abord, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur vous ? Sur le collectif ExSitu ?
Nous travaillons ensemble depuis plus de dix ans maintenant. Fanch est issu des Beaux-Arts, avec un travail autour du son, de la musique, et d’installations interactives cherchant à rendre visibles des phénomènes invisibles, librement influencé par le concept de synesthésie. Barth a étudié aux Arts Décoratifs, suivant un parcours transversal allant du design d’objet au cinéma d’animation, en passant par la vidéo, la photo, la scénographie…
ExSitu s’est inventé autour de la complémentarité de nos démarches, mais aussi sur un terrain partagé de curiosité pour la nature et la science, où recherche et créativité se mêlent dans une quête à la fois sensible, intellectuelle et poétique.
Suivant la conviction que “savoir” et “nature” sont des biens communs, ExSitu intègre au cœur de sa démarche les valeurs et contraintes de la culture du Libre. La fabrication des outils fait alors partie du processus de création, brouillant la distinction entre atelier et laboratoire, entre documentation et exposition.
De 2012 à 2015, vous avez fait un tour du monde en vélo. Vous nous en dites plus sur ce voyage ?
C’est l’envie de travailler ensemble qui a été à l’origine de Geocyclab. Vers 2010, nous avions commencé à expérimenter un croisement dans nos pratiques, et une aspiration partagée à partir visiter le monde a déclenché cet idée d’atelier nomade de recherche et de création artistique.
Le vélo s’est rapidement imposé comme la solution idéale pour nous permettre à la fois de transporter le matériel nécessaire à cet atelier (couchage, réparation, audiovisuel, électronique…) tout en restant en prise direct avec le monde, suivant une vitesse de déplacement à échelle humaine.
Ces trois années de voyage ont été une tranche de vie particulièrement intense en découvertes, rencontres, et expériences de toutes sortes. Sur un plan artistique et professionnel, elles nous ont offert l’occasion de mettre en pratique de nombreuses idées et principes au quotidien, tel le système D, la recherche d’autonomie, le libre partage des savoirs et des connaissances, la navigation hors de nos zones de confort… Et ce voyage nous a apporté une source inépuisable d’inspiration, de réflexion, qui continue de nous animer aujourd’hui.
Lors de ce voyage, vous avez collecté 1 objet par jour, ce qui en fait 1000 au total. Cela représente un travail considérable, d’autant plus que vous avez pris soin de documenter chaque objet, en lui associant une quarantaine de méta-données !
Concrètement, en quoi consistait ce rituel quotidien qui a rythmé votre voyage ? Comment choisissiez-vous les objets ?
Le rituel était plutôt simple, consistant à ramasser un petit objet, le plus souvent abandonné sur le sol, et à enregistrer les coordonnées GPS et l’altitude du lieu, la date et quelques informations de contexte. C’est surtout la répétition quasi-obsessionnelle de ce protocole qui s’est avérée ardue, nous obligeant à une rigueur quotidienne, en parallèle de la rédaction de notre journal de bord. Devenue une habitude au bout de quelques mois, cette pratique nous a poussés à visiter le monde sous un autre angle, les yeux rivés au sol, en quête du moindre trésor.
Le premier critère de choix d’un objet était bien sûr sa taille, il devait pouvoir être contenu dans un tube à essai. Ensuite, il fallait qu’il ne soit pas périssable. Et pour finir, nous essayions de trouver l’objet le plus original possible, celui qui ressemblait le moins à ceux déjà récoltés. Il est arrivé qu’on nous offre “l’objet du jour”, après avoir raconté notre projet à des personnes rencontrées sur la route.
Lorsque l’occasion se présentait, nous renvoyions les derniers objets en France, emballés et numérotés individuellement, et compactés dans une petite boîte. Une dizaine de boîtes se sont ainsi accumulées jusqu’à notre retour.
Pensiez-vous déjà, à ce moment-là, à faire une œuvre composée de ces 1000 objets ?
L’idée de cette collection d’objets était posée avant le départ, plus sous la forme d’un carnet de bord expérimental et performatif. Les idées de sculpture ou d’installation à partir de cette collection sont devenues plus tangibles sur la deuxième moitié du voyage, lorsque nous avons commencé à réaliser que nous allions sans doute tenir notre challenge jusqu’au bout, et quand l’après-voyage commençait à se dessiner à l’horizon.
Mais finalement, nous avons attendu trois années supplémentaires avant d’entamer ce travail de création, comme un autre voyage, dans le temps cette fois-ci. Lors d’une résidence en 2018, nous avons ainsi ouvert et déballé notre collection. Les objets ont alors été comptés, pesés, mesurés, et nous leur avons attribué une couleur, une matière, une origine naturelle ou artificielle, comme autant de nouvelles informations qui sont venues compléter les données prélevées sur le terrain. C’est à ce moment-là qu’a débuté le chantier de construction de cette installation, et que nous avons constaté avec soulagement que nous n’avions égaré aucun des 1000 objets !
Pourriez-vous nous expliquer de manière un peu plus détaillée ce qu’est 1000 ?
1000 est une installation électronique et numérique qui met en scène ces 1000 objets réels en relation avec leurs homologues virtuels, tentant inlassablement et en vain, de défragmenter et ranimer la mémoire de Geocyclab sous une forme évolutive et animée. Son langage, fait d’événements lumineux, sonores et visuels, dévoile de manière sensible et immersive les traces de la relation que l’humain d’aujourd’hui entretient avec le monde.
Concrètement, elle est constituée d’une sculpture centrale, comme une tour de dix étages contenant les 1000 objets disposés dans autant de tubes en verre. Chaque tube est surmonté d’une LED adressable, permettant d’éclairer l’objet qu’il contient en fonction d’un programme informatique.
Le reste de l’installation se compose d’un réseau de micro-ordinateurs, synchronisés les uns aux autres en wifi, et qui ont chacun un rôle défini. Le “serveur” joue le rôle de chef d’orchestre, au sens où c’est lui qui contrôle la lecture des objets, un par un, selon un ordre défini par l’une des données (poids, couleur, date, nombre de kilomètres quotidien…). Les “clients” déclenchent alors soit l’éclairage du tube correspondant, soit la lecture d’un sample audio, soit l’affichage vidéo de la photo de l’objet, de sa position sur un planisphère, des données qui lui sont associées… Ce système modulaire permet de s’adapter à diverses configurations d’exposition, et de multiplier les clients très simplement en vue d’explorer d’autres interprétations et mises en scène de cette mémoire protéiforme.
Sur votre site, vous avez partagé beaucoup de données en libre accès concernant 1000, ses configurations, son fonctionnement, les méta-données associées aux objets, etc. Vous avez aussi créé un projet GitLab.
Quelles sont vos attentes ou vos projets concernant ce partage de données ?
La construction de la vitrine, des circuits électroniques, et l’écriture des différents programmes informatiques n’ont été rendus possibles qu’avec la participation d’une équipe d’ingénieux développeurs et d’agiles et patientes petites mains que nous ne remercierons jamais assez. Plusieurs sessions de travail collaboratif ont été nécessaires à l’aboutissement de 1000.
Intégralement développée à l’aide d’outils libres (software & hardware), cette installation est précisément documentée pour rendre possible son appropriation par la communauté des artistes/développeurs, et pour simplifier sa mise en œuvre lors d’une exposition (Documentation orientée développement + Documentation pour le montage / manuel d’utilisation).
Nous espérons bien sûr avoir l’opportunité de montrer ce travail à un public le plus large possible, et nous imaginons aussi que 1000 puisse faire l’objet d’appropriations diverses par la communauté des artistes/bidouilleurs/hackers/programmeurs. Car au-delà des souvenirs de “notre” voyage, 1000 est surtout une tentative de décrire le monde, notre époque, et l’empreinte de l’humanité sur la Terre, et en ce sens elle ne nous appartient littéralement pas.
Depuis 2018, vous avez déjà exposé plusieurs fois cette œuvre. Quelques exemples qui vous ont marqués ? Des anecdotes concernant la réaction du public en découvrant 1000 ?
La première exposition de 1000 eut lieu en 2018 à l’occasion du parcours “Les Arts à la Pointe”, dans l’ancienne maison de gardien de phare de la pointe du Millier (Finistère), en plein été. Si techniquement elle n’était pas encore aboutie, l’effet sur les spectateurs n’en était pas moins impressionnant lorsqu’ils se retrouvaient projetés de l’atmosphère solaire du sentier côtier breton en plein été, à l’obscurité totale. L’expérience de ce contraste avait quelque chose de vertigineux !
Beaucoup de gens ne réalisent pas tout de suite qu’ils ont devant eux l’intégralité des 1000 objets. Le titre invite à s’imaginer l’énorme, mais en rentrant dans une pièce sombre pour se retrouver face à un parallélépipède pas très grand contenant l’énorme, ça renverse toutes les échelles.
Sur votre site, dont nous parlions tout à l’heure, vous évoquez également les autres projets sur lesquels vous travaillez. Quelques-uns dont vous souhaitez nous faire part ?
Effectivement, nous avons différents projets sur le feu, qu’on aime présenter comme une sorte de recherche continue. L’essentiel de ces travaux consistent à mettre en scène, et en son (à sonifier), des données de phénomènes invisibles liés au vivant ou à l’atmosphère que nous captons via différents dispositifs. Nous développons ainsi plusieurs expériences sur le métabolisme des plantes (Phonosynthesis, De Natura Rerum, Canopée sonore…) ou sur les évolutions de l’ensoleillement (Héliotropismes).
En ce moment, nous commençons l’écriture d’un projet qui va nous amener à produire des données en direct sur le corps humain, celui d’un musicien en l’occurrence, qui va devoir apprendre à composer une musique en étant influencé par la sonification de ses propres paramètres physiologiques.
Nous sommes aussi en train de fignoler, avec une petite équipe, un gros travail de commande pour l’IRFU / CEA. Il s’agit d’un projet de médiation scientifique, entre escape-game et exposition interactive, autour du lancement du James Webb Telescope et de la quête des exoplanètes, intitulé le “Télescope Harmonique”.
Concernant l’œuvre 1000 et/ou concernant vos autres projets, quelles sont vos perspectives et objectifs pour la suite ?
1000 fait partie d’une sorte de méta-projet qui englobe plusieurs propositions d’explorations de la mémoire de ce voyage et que nous souhaiterions faire aboutir sous la forme d’une exposition globale. Si la série des “Haïkus” et le film “km18905” sont prêts à être diffusés, il reste encore un peu de travail pour finaliser 1000 et la documentation qui l’accompagnera. Quelques finitions matérielles pour parfaire la mise en scène de cette collection, une refonte intégrale de toute la partie software, et un travail d’édition et d’impression autour des données, photos, plans, liés à ce projet. Nous avons bon espoir d’arriver à nos fins avant de fêter les 10 ans de notre départ en septembre prochain !
Nous travaillons aussi en ce moment avec Grégory Valton, sur une édition autour de 1000 et de la résidence/atelier de deux ans que nous venons d’achever à Lolab (38Breil), et qui intégrera le catalogue de Paris-Brest.
Il y a aussi plein d’autres pistes de travail dans nos cartons, avec l’envie de collaborer davantage avec des scientifiques. Mais chaque chose en son temps !
Merci, Fanch et Barth, d’avoir pris le temps de répondre à nos questions, et nous vous souhaitons le meilleur pour la suite de ces projets ! 🙂
Sauf indication contraire, l’ensemble des contenus de ce site https://chaireunescorelia.univ-nantes.fr/ est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.