
Conception de contenus pédagogiques, ChatGPT et ressources éducatives libres : entre concurrence et articulation ?
Auteur
Matthieu Cisel est Enseignant-Chercheur à CY Cergy Paris Université, en France. Les recherches de Matthieu Cisel se situent à l’interface entre les sciences de l’éducation et l’informatique, avec un focus sur les traces d’apprentissage (learning analytique) et l’éducation ouverte. Sur ce dernier point, alors que ses premières recherches portaient sur les MOOC, il s’intéresse désormais aux relations qu’entretiennent les enseignants et formateurs avec les licences Creative Commons, et plus généralement au partage de leurs ressources pédagogiques.
La seule lecture de l’actualité suffit à savoir que l’université française est en difficulté financière. Et la situation ne risque pas de s’arranger au regard des coupes budgétaires généralisées, annoncées à tous azimuts pour tâcher de remettre les finances publiques dans le droit chemin. Nous sommes dès lors dans un contexte idéal pour rechercher des solutions visant à apporter une forme de rationalisation économique dans les différents aspects de l’activité des enseignants et enseignants-chercheurs. Dans notre viseur, il y a bien évidemment la conception de ressources pédagogiques. L’open education propose des pistes de ce point de vue. Le sujet mérite d’autant plus d’être remis au goût du jour que l’essor rapide des IA génératives (ChatGPT, Deepseek), en conjonction avec l’utilisation de ressources éducatives libres (REL), est susceptible d’impacter profondément la manière dont est produit le contenu des formations (Bozkurt, 2023). Mais, avant d’explorer cette question, précisons ce que nous entendons par « rationalisation économique ».
L’emploi de ce terme ne doit pas être compris comme une forme d’adhésion à une vision capitalistique de l’enseignement supérieur. Bien au contraire, la question est de savoir comment, à moyens constants, voire à moyens réduits, continuer d’assurer un service public de qualité. L’une des pistes les plus évidentes consiste à mutualiser les efforts des enseignants produisant chacun de leur côté des ressources pédagogiques sur des sujets identiques, ou a minima similaires, alors que la mise en place de synergies permettrait de faire gagner du temps aux uns et aux autres. C’est l’un des leitmotivs de l’open education. C’est dans cet esprit qu’en pleine crise du COVID, la plateforme FUN MOOC propose FUN Ressources, une sélection de cours aux contenus ouverts à tous (Massou, 2021). De l’exemple emblématique et désormais anachronique du MIT Open Courseware, au site de manuels de cours OpenStax, l’on pourrait citer une myriade d’autres exemples.
Il est a priori question d’économie de temps, plus que d’argent, puisque les universités ne paient pas les enseignants et enseignants-chercheurs lors des phases de conception de ressources, uniquement lorsqu’ils sont face aux étudiants. Mais le temps ainsi dégagé peut être investi ailleurs, dans la recherche par exemple. Du point de vue des étudiants maintenant, l’utilisation de manuels libres permet de faire des économies notables (Wiley et al., 2012), quand l’on connaît les prix pratiqués par les éditeurs académiques. Le sujet est particulièrement brûlant aux Etats-Unis, où l’endettement des étudiants est la norme.
Revenons sur la question du gain de temps, élément qui revient régulièrement dans les travaux visant à identifier les mécanismes incitant à se réapproprier les REL. Mon expérience personnelle d’enseignant en sciences des données m’a néanmoins amené à m’interroger ces dernières années sur l’existence d’une forme de concurrence, ou a minima d’articulation, entre d’une part la réappropriation de ressources produites par d’autres, et d’autre part la production de contenus de novo par des IA génératives comme ChatGPT. Car lorsque l’aiguillon qui pousse un individu à parcourir des sites de ressources est l’accélération du processus de conception, celui-ci fera feu de tout bois, ce qui, dans bien des cas il me semble, donne désormais l’avantage à l’IA.
Quel enseignant n’a pas ressenti de la frustration en ne trouvant pas rapidement, ni sur les sites de REL, ni ailleurs sur la Toile, le contenu qu’il recherchait pour ses diapositives ou pour son nouveau TD ? Comme tout un chacun je présume, lorsque je fais face à cette situation, je demande maintenant à ChatGPT de boucher les trous dans la raquette : ici, une formule mise en forme en Latex pour représenter un modèle statistique, là un graphe généré automatiquement pour illustrer tel ou tel point de cours. Tout ce qui est produit n’est pas parfait loin de là, et je compare encore beaucoup ce que je trouve à des sites de référence. Il m’est arrivé, en omettant cette étape, de laisser des petites bêtises sur une diapositive. Or c’est humiliant lorsque les étudiants les détectent avant vous, en direct par-dessus le marché, et, inversant la situation habituelle, vous mettent le bonnet d’âne car vous manquez de recul sur ce que l’IA vous a fourni.
Néanmoins, les choses évoluent vite sur le plan technologique, et dans mon domaine les erreurs de ChatGPT et consorts se raréfient. Dès que je dois me remettre à produire du contenu, la loi du moindre effort s’impose du fait des fortes contraintes de temps auxquelles je suis soumis, comme tout un chacun. Dès lors, se pose à chaque fois la question suivante : vais-je me baser intégralement sur des sites de REL, faire l’essentiel avec ChatGPT, et faire confiance, ou choisir cette seconde option puis tout vérifier a posteriori ? Pour me positionner, la démarche est toujours la même : à qualité constante – car il ne saurait être question de sacrifier la qualité, quelle est l’approche la plus rapide ?
La communauté scientifique serait, actuellement, bien en mal d’apporter des réponses convaincantes à cette question. La vitesse des évolutions technologiques est telle qu’entre l’initiation d’un projet de recherche et la publication d’un article, celui-ci serait probablement déjà obsolète. Par ailleurs, la situation varie nécessairement d’une discipline à l’autre ; j’ai d’ailleurs montré dans une enquête portant sur plus de mille enseignants-chercheurs français (Cisel, 2023), que des contrastes importants existaient dans les pratiques de diffusion de ressources, entre, par exemple, des informaticiens très partageurs, et des professeurs de droit moins enclins à adopter la démarche d’éducation ouverte. On peut poursuivre la logique : dans le domaine de la science des données, l’IA fournit en général des contenus de bonne qualité, certes. Mais au regard de la propension d’un ChatGPT à produire des hallucinations, l’on peut en revanche douter de sa capacité à faire gagner du temps à un enseignant ayant besoin de références précises, ou d’extraits d’ouvrages.
Au vu de l’évolution rapide des IA génératives, sur le lien qui unit REL, IA et économies de temps, la recherche ne peut pas vraiment produire de réponses définitives, ni de véritables généralisations à l’échelle de l’ensemble de l’enseignement supérieur. Cela ne doit pas, néanmoins, l’empêcher de s’attaquer à ces problèmes. La question est désormais de savoir qui aura la détermination et les ressources pour mener des expérimentations sérieuses dans ce domaine, chronomètre à la main, pour enfin produire des éléments susceptibles d’éclairer comment, lors de la conception de ressources pédagogiques, IA génératives et REL sont susceptibles d’être articulées tout en ménageant le temps des enseignants.
Références
- Bozkurt, A. (2023). Generative AI, synthetic contents, open educational resources (OER), and open educational practices (OEP): A new front in the openness landscape. Open Praxis, 15(3), 178-184.
- Cisel, M. (2023). D’une discipline académique à l’autre, une approche contrastée de la diffusion et de l’appropriation des ressources éducatives libres au sein de l’enseignement supérieur. Distances et médiations des savoirs. (44).
- Massou, L. (2021). Usage pédagogique des ressources éducatives libres : quelles tensions entre ouverture et didactisation des ressources numériques ? Alsic. Apprentissage des Langues et Systèmes d’Information et de Communication. 24(2). https://doi.org/10.4000/alsic.5670
DOI : 10.4000/alsic.5670
- Wiley, D., Hilton III, J. L., Ellington, S., & Hall, T. (2012). A preliminary examination of the cost savings and learning impacts of using open textbooks in middle and high school science classes. International Review of Research in Open and Distributed Learning, 13(3), 262-276.
Licence
Cet article de Matthieu Cisel est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution 4.0 International.
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