Retour sur la journée “Brisons les codes” organisée par Chut! Magazine

Visuel de l'événement, issu du post LinkedIn : https://fr.linkedin.com/posts/chut-mag_ensemble-brisons-les-codes-rendez-vous-activity-7164209147163435009-2eWu.

Le 26 mars dernier, Chut! Magazine organisait une journée dédiée à la place des femmes dans le numérique. Cet événement, qui s’est tenu au Forum des images à Paris, était aussi l’occasion de célébrer la sortie du quinzième numéro du magazine Chut! et Chut! Explore N°3 Sans limites, spécial Filles & Numérique.

À la Chaire, la représentation des femmes dans le numérique est un sujet qui nous intéresse. En 2022, nous avions par exemple participé au Forum Connected Women et à “Femmes et numérique : ensemble, cassons les codes !”, et l’année dernière, nous vous parlions d’un article de Marion Monnet sur l’impact des rôles modèles sur les choix d’orientation des lycéennes. En lien avec l’intelligence artificielle, nous avons également organisé une journée IA & les femmes dans le cadre de la Nantes Digital Week 2023.

Au programme de la journée “Brisons les codes” : conférences, tables rondes et cartes blanches ; des ateliers d’éducation au numérique à destination des adolescent·es ; un forum de l’emploi.

Revenons dans cet article sur certains points des interventions auxquelles j’ai pu assister !



Table ronde “Halte au sexisme”

Cette table ronde a réuni les intervenantes :

  • Virginie Sassoon, directrice adjointe du CLEMI ;
  • Marie-Anne Bernard, directrice RSE de France Télévisions et membre du Haut Conseil à l’Égalité (HCE) entre les femmes et les hommes ;
  • Claire Suco, fondatrice du réseau social Meuf.

Tout d’abord, elles ont détaillé en quoi le projet d’égalité entre les femmes et les hommes n’est pas encore acquis et le fait qu’il soit souvent nécessaire de réexpliquer pourquoi c’est un enjeu, alors même que les stéréotypes concernent tout le monde.
Comme souligné dans le 6ème état des lieux du sexisme en France publié début 2024 par le HCE1, une conscientisation de cette question d’inégalités est observée et l’enjeu est de comprendre où se fabriquent les stéréotypes (les origines principales étant la famille, l’école et le numérique, qui sont les trois “incubateurs du sexisme” selon le HCE).

Les intervenantes ont mis en évidence le fait que les réseaux sociaux ont un réel impact et permettent de libérer la parole, comme ce fut par exemple le cas avec le mouvement #MeToo. Mais l’un de leurs contrecoups inquiétants, notamment sur les plus jeunes, est le risque de création d’un fossé entre les extrêmes (des jeunes très ouvert·es d’esprit VS très misogynes), d’autant plus à cause des bulles de filtres2 sur les réseaux sociaux, qui radicalisent les opinions.

Par ailleurs, parmi la génération Z (personnes nées entre 1995 et 2010), il est observé que les filles sont beaucoup plus progressistes que leurs aînées. En revanche, les garçons tendent à être plus conservateurs que leurs père et grands-pères.

Un “retour de bâton” conservateur (backlash3) est en outre observé : face aux transformations, il y a de la peur, des résistances, certains hommes ont le sentiment de “perdre le pouvoir” et cela peut mener à une radicalisation des points de vue, de la violence, etc. Les réseaux sociaux permettent l’expression de cette radicalité.

Ensuite, les données sur la représentation des femmes sur YouTube, Instagram et TikTok sont également édifiantes. Dans le rapport “La Femme Invisible dans le numérique : le cercle vicieux du sexisme” (novembre 2023) , nous lisons ainsi que :

  • seulement 8 % des vidéos les plus vues sur YouTube sont faites par des femmes ;
  • sur TikTok, les contenus les plus représentés appartiennent aux genres de l’humour et du divertissement, mais l’humour se fait aux dépens des femmes : “les vidéos dites humoristiques sont dominées par des représentations dégradantes et humiliantes des femmes (42,5 %)”1 ;
  • sur Instagram, elles sont majoritaires mais 68 % des contenus du réseau social “diffusent des stéréotypes de genre : [les femmes] sont sous‑représentées à la fois dans les milieux professionnels et les lieux publics en plein air, alors qu’elles sont surreprésentées dans les milieux privés, liés à l’intime. Mises en scène au cœur d’une structure familiale très hétéronormée, qui renforce les rôles genrés qui leur sont traditionnellement attribués : elles sont souvent présentées dans un rôle maternel, enceintes, jeunes mamans, dévouées à leur grossesse ou leurs enfants en bas âge, rôles qui fondent parfois exclusivement l’activité d’influenceuses les plus populaires de France. Là encore, l’injonction à la maternité est très forte.”1.
    À noter également, le mouvement des tradwives, qui prend de l’ampleur et n’est pas qu’une caricature4.

Dans le même temps, un autre mouvement qui s’amplifie, en France mais pas seulement, est celui des masculinistes5. Selon leur discours, les hommes devraient avoir le pouvoir sur les femmes et il y a une volonté de retour en arrière concernant l’émancipation (sociale, financière, sexuelle, etc.) des femmes. Les réseaux sociaux facilitent :

  • la diffusion de ces idées6 ;
  • la radicalisation des opinions (facilitée par les bulles de filtres) pouvant entre autres mener à des drames tels que le féminicide perpétré en 2020 par Mickael Philetas7 ;
  • la manipulation de l’opinion publique (cf. par exemple le poids des masculinistes lors du procès de Johnny Depp face à Amber Heard8).

Se pose alors la question de la modération des contenus des réseaux sociaux. Marie-Anne Bernard a expliqué que les responsables de Meta, Google France et TikTok France ont été sollicités à ce sujet. Seuls Meta et Google ont accepté d’être interrogés. Leurs réponses ? Ils ne sont pas à l’origine des contenus et n’en sont donc pas responsables, car ils ne sont que des hébergeurs. Mais Marie-Anne Bernard estime que c’est faux, car ils sont responsables des algorithmes qu’ils développent/utilisent pour la recommandation des contenus. Selon elle, il faut les mettre devant leurs responsabilités : ils ne sont pas que des hébergeurs, comme en témoigne par exemple la censure exercée sur certains contenus créés par des femmes.

Pendant ce temps, des femmes telles que Claire Suco s’engagent et agissent pour proposer des solutions. Claire est en effet la fondatrice de Meuf, “le premier réseau social entièrement féminin”, dont elle parle dans cette interview.
Initialement, Meuf était la marque de vêtements qu’elle a créée. Constatant que de nombreuses femmes lui posaient des questions auxquelles elles n’avaient pas de réponses, car aucun espace pour en parler librement, Claire Suco a orienté sa marque vers un réseau social pour que ces filles et femmes puissent s’exprimer librement dans un espace sûr, sécurisé. Sur l’application, la modération est communautaire et fait l’objet d’une attention particulière.


Carte blanche d’Andréa Bescond

La journée s’est poursuivie avec la carte blanche engagée d’Andréa Bescond, la réalisatrice de la série Nudes, sur le thème de la pornodivulgation. Cette série, sortie en 2024, est disponible sur Prime Vidéo : https://www.primevideo.com/-/es/detail/Nudes/0MNOPF7JOQVNBR68QAZY7X9XTJ.

Lors de son intervention, Andréa Bescond a évoqué des éléments-clés de son parcours professionnel et personnel ayant mené à la réalisation de cette série, ainsi que les obstacles qu’elle a surmontés. Elle a souligné l’importance des actions de prévention auprès des jeunes, et expliqué en quoi elles gagnent à se faire autour de la fiction, à intégrer du divertissement pour être plus efficaces.


Table ronde “Tech for Good”

La deuxième table ronde à laquelle j’ai assisté s’est tenue sur le thème “Tech for Good” et visait à montrer trois contextes dans lesquels la technologie sert au bien commun. Les intervenantes réunies étaient :

  • Chloé Hermary, fondatrice d’Ada Tech School ;
  • Jeanne Cirasse, CTO (Chief Transformation Officer) chez RATPgroup ;
  • Mara Staub, fondatrice de Autypik.

Jeanne Cirasse a présenté les outils développés dans le cadre de ses missions, tel qu’un portail regroupant tous les services utiles aux agents du groupe, permettant ainsi de réduire les procédures au format papier, fluidifier les échanges et répondre au mieux aux besoins.

Mara Staub, qui est la fondatrice d’Autypik, a évoqué cette “plateforme de recrutement par et pour les personnes autistes et neuro-atypiques, et pour les entreprises engagées”. La précision “par” est importante, car les développements ont été effectués par des personnes directement concernées. Le design, l’expérience utilisateur, etc. ont ainsi été pensés en faveur du fonctionnement cognitif des personnes neuro-atypiques.
L’objectif d’Autypik est de mettre en contact des candidat·es et des entreprises qui défendent l’inclusivité et la représentativité, pour apporter de la neurodiversité sur le marché du travail. Les postes proposés ont vocation à concerner plusieurs domaines variés (pas uniquement le numérique) et lors du processus de recrutement, les codes habituels (CV, lettre de motivation, etc.) sont brisés pour un recrutement alternatif et adapté.
Pour en savoir plus sur Autypik, voir l’interview de Mara Staub : https://fr.linkedin.com/posts/chut-mag_nous-apportons-de-la-neurodiversit%C3%A9-dans-activity-7183388463566618624-wjXI.

Enfin, Chloé Hermary a parlé d’Ada Tech School, l’école d’informatique féministe et inclusive qu’elle a fondée. Elle a expliqué la pédagogie et les valeurs transmises dans les campus de l’école (3 en France : à Nantes, Lyon et Paris) : esprit d’équipe, positif, collaboration, autonomie, proactivité, persévérance, bienveillance, etc. Au niveau des encadrant·es, il y a une parité.
Et, bien qu’elle les combatte, Chloé Hermary se joue aussi des stéréotypes de genre… c’est ce qui explique la relative prédominance du rose sur le site !
Pour en savoir plus, voir https://adatechschool.fr/qui-sommes-nous/.


Carte blanche d’Aude de Thuin

Aude de Thuin est une femme d’affaires qui a été cheffe de plusieurs entreprises au cours de sa carrière. Sistemic est la plus récente, qu’elle a fondée en 2022 face au constat alarmant de la faible représentation des femmes dans les filières Sciences, Technologies, Engineering et Mathématiques (STEM). Le nom Sistemic est une combinaison de “sister” et “STEM”.
Aude de Thuin a évoqué son engagement, tout au long de sa vie, pour l’entrepreneuriat féminin, l’émancipation des femmes, et leur meilleure représentation dans l’économie et la société. Elle a entre autres fondé le Women’s Forum for the Economy and Society et le forum Women in Africa.

Lors de son intervention, Aude de Thuin a expliqué l’un des éléments déclencheurs qui l’a poussée à fonder Sistemic : sa lecture d’un article portant sur la levée de fonds (7 millions d’euros) d’une entreprise travaillant sur l’intelligence artificielle et le cancer du sein. Pour illustrer l’article : une photo de 7 hommes… et aucune femme. Elle a expliqué avoir partagé cela sur LinkedIn, où l’un des 7 hommes lui a répondu qu’ils avaient une femme dans l’équipe, mais qu’ils avaient oublié de la mettre sur la photo…
Le constat de l’impact du COVID sur les femmes, en particulier lors des confinements, a également constitué un moteur pour fonder cette entreprise.

Sistemic est “un mouvement, un combat pour une représentation plus équilibrée des femmes dans les métiers d’avenir”9. Au travers de l’organisation de forums à forte valeur ajoutée, la mission est de sensibiliser divers acteurs (entreprises, acteurs académiques, institutions, associations, étudiant·es, élèves, enseignant·es, parents) pour qu’ils agissent sur les moyens de renforcer la présence de jeunes filles et de femmes dans les filières STEM.
Le prochain forum organisé par Sistemic se déroulera le 22 mai 2024 à Marseille.


Rencontre sur le thème “Être une étudiante dans la tech”

La journée s’est poursuivie avec une rencontre entre Peggy Vicomte de Femmes@Numérique et des étudiantes d’Epitech Digital School, EPITA : École d’Ingénieurs en Informatique et Ada Tech School.

Priscillia Meza Samira, Fanette Saury, Maayane Aharouni et Malena Guallar ont ainsi expliqué leur parcours et les motivations les ayant poussées à s’inscrire dans leur école.
Elles ont également évoqué les difficultés qu’elles ont rencontrées, leurs stratégies pour les surmonter, et ont souligné l’importance des associations, des groupes d’aide et de la solidarité de manière générale, notamment entre étudiantes.


Table ronde “Dégenrons l’IA”

Cette table ronde a réuni les trois intervenantes suivantes :

  • Ons Jelassi, chercheuse en IA à Télécom Paris ;
  • Giada Pistilli, docteure diplômée de Sorbonne Université, affiliée au Centre national de la recherche scientifique et éthicienne chez Hugging Face ;
  • Sophie Viger, directrice de l’école 42.

Plusieurs informations intéressantes relatives aux biais de genre ont été évoquées lors des échanges. Par exemple, la création par le ministère du Travail autrichien, en collaboration avec OpenAI, du premier agent conversationnel européen pour orienter les étudiant·es et les personnes en recherche d’emploi. L’une des critiques de cet outil concerne le fait qu’avec un CV identique, il était proposé aux hommes de s’orienter vers des métiers techniques, mais pas aux femmes10
Les intervenantes ont rappelé que ce ne sont pas les algorithmes qui sont biaisés : ils constituent des miroirs et amplificateurs des stéréotypes de notre société. Selon Giada Pistilli, il convient d’avoir une approche plus critique et de briser le mur de la transparence sur les données utilisées. De plus, une perspective positive est que l’IA peut constituer une opportunité de débiaiser.

Par ailleurs, Giada Pistilli a partagé une expérience qu’elle a vécue dans le cadre de son doctorat, lorsqu’elle développait un chatbot pour les collectivités, au service des citoyen·nes. Alors qu’elle travaillait en collaboration avec une ville, elle a été confrontée à l’incompréhension de ses interlocuteurs lorsqu’elle conseillait de ne pas anthropomorphiser ni genrer l’assistant virtuel. En effet, elle a observé que la tendance d’attribution de noms et voix de femmes aux assistants virtuels reproduit et amplifie les biais. Par exemple, l’analyse des échanges avec le chatbot a mis en évidence le fait que lorsqu’il s’agissait d’une figure féminine, des questions telles que “Es-tu mariée ?”, “Es-tu jolie ?”, “Veux-tu sortir avec moi ?” étaient posées.
À ce sujet, voir également le document “Je rougirais si je pouvais : réduire la fracture numérique entre les genres par l’éducation” publié en 2020 par EQUALS et l’UNESCO.

La table ronde s’est poursuivie avec la présentation de l’école 42 et de l’approche proposée, par Sophie Viger : gratuité, accessibilité à tout le monde, absence de hiérarchie, autonomie, évaluation par les pairs, etc.

Enfin, le mouvement féministe et humaniste #JamaisSansElles a également été évoqué au cours des échanges.



Références complémentaires

  1. Version complète du 6ème état des lieux du sexisme en France : https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/hce_-_rapport_annuel_2024_sur_l_etat_du_sexisme_en_france.pdf ↩︎
  2. Le concept des bulles de filtres a été théorisé par Eli Pariser dès 2011 : voir par exemple https://www.ted.com/talks/eli_pariser_beware_online_filter_bubbles?language=fr&subtitle=fr. ↩︎
  3. https://www.tilt.fr/articles/le-backlash-cest-quoi-taide-comprendre-ce-terme ↩︎
  4. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/dans-la-peau-de-l-info/tradwife-le-mouvement-qui-prone-un-retour-au-modele-des-femmes-au-foyer-des-annees-50_6288969.html ↩︎
  5. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/expliquez-nous/expliquez-nous-le-masculinisme_6392086.html ↩︎
  6. https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-choix-franceinfo/pseudo-coachs-en-seduction-misogynie-antifeminisme-comment-les-masculinistes-investissent-les-reseaux-sociaux_6353011.html ↩︎
  7. https://la1ere.francetvinfo.fr/un-expert-en-masculinite-d-origine-guadeloupeenne-condamne-a-la-prison-a-vie-pour-avoir-tue-de-80-coups-de-couteau-son-ex-compagne-1360510.html
    Cf. également les tueries de 2014, 2017 et 2018, perpétrées par des hommes défendant l’idéologie de la communauté des “incels” (célibataires involontaires) : https://www.courrierinternational.com/article/le-tueur-de-toronto-les-incel-et-la-haine-des-femmes. ↩︎
  8. https://www.francetelevisions.fr/et-vous/notre-tele/a-ne-pas-manquer/la-fabrique-du-mensonge-affaire-depp/heard-15727 ↩︎
  9. https://sistemic.eu/ ↩︎
  10. https://www.courrierinternational.com/article/ia-le-bot-du-pole-emploi-autrichien-refuse-d-orienter-les-femmes-vers-l-informatique ↩︎


Liberté d’expression, indépendance

Les approches et opinions exprimées sur ce site n’engagent que la Chaire RELIA et ne reflètent pas nécessairement celles de Nantes Université et de l’UNESCO.

Licence
Licence Creative Commons

Sauf indication contraire, l’ensemble des contenus de ce site https://chaireunescorelia.univ-nantes.fr/ est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


*