SIF : dixième anniversaire

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History will be kind to me for I intend to write it.

Winston Churchill

Le 31 mai 2012 l’assemblée Générale extraordinaire de Specif décidait de sa transformation en Société Informatique de France avec une modification substantielle de ses statuts, de ses objectifs, de ses missions. Plus précisément, il y a eu 131 voix pour la transformation de Specif en ARUP (Association Reconnue d’Utilité Publique) et son changement de nom, 11 voix contre et 2 nuls pour un total de 144 votants sur 280 inscrits.

J’aimerais profiter de cette chance qui m’est offerte pour vous raconter les raisons de ce changement et comment nous y sommes arrivés.

Extrait du JO

Mais avant cela, j’aimerais indiquer qu’il ne s’agit nullement d’un travail d’historien et que j’ai bien entendu de nombreux biais. J’ai essayé de ne pas me reposer exclusivement sur mes souvenirs : j’ai pu reconstruire à la fois les événements et les réflexions de l’époque en me basant sur des comptes rendus, des transparents, des éditos, et les souvenirs des complices de l’époque. Merci en particulier à Jean-Christophe Janodet, dernier Secrétaire de Specif et premier de la SIF, qui a conservé les nombreux documents permettant de retracer les événements.

Les erreurs, omissions, exagérations et interprétations sont bien entendu exclusivement de ma responsabilité. A ma décharge, comme pour tous ceux qui ont vécu cette époque, les sentiments restent assez forts. C’est une vraie aventure collective et une vraie révolution collective qui a eu lieu.

Dans un premier temps, je vous propose une présentation chronologique, en essayant de reconstruire comment nous sommes parvenus à créer la Société informatique de France à travers 5 dates clé.

Dans un second temps j’essaierai d’analyser plus en détail certaines des questions clé qui se posaient il y a 10 ans. Et nous arriverons -ou pas- à la conclusion que ces questions ne sont plus d’actualité.

Je finirai en analysant ce qui me parait avoir été le fer de lance de notre aventure.

Grenoble, février 2011

Une nouvelle équipe se forme pour prendre la direction de Specif. Je lis :

  • Colin de la HIGUERA Président
  • Sylvie DESPRES Vice-président enseignement
  • Isabelle SIMPLOT-RYL Vice-président recherche
  • Laure PETRUCCI Vice-président international
  • Annie GENIET Secrétaire
  • Bruno DEFUDE Trésorier

L’association compte alors 350 membres actifs et 50 laboratoires ou départements sont adhérents personnes morales. Les finances sont saines et nous venons de remporter les élections au CNU. De quoi se plaint-on ?

Ce qui caractérise cette équipe est qu’elle vient de perdre, en un renouvellement de CA, 3 anciens présidents de Specif. Dans l’édito du bulletin de mars 2012 j’énumère la liste des sortants : les ex-présidents Christine Choppy, Hervé Martin et Pierre Lescanne ont quitté le CA, ainsi qu’Antoine Petit, Michel Riveilh, Stéphane Lavirotte ou Daniel Herman.

La nouvelle équipe est jeune mais voit tout de même revenir des personnes d’expérience qui ont connu et donné de leur temps pour Specif depuis près de 20 ans : Florence Sedes et Max Dauchet. Mais cette nouveauté signifie que l’équipe peut -et doit- travailler en rupture avec le passé. Très vite, le besoin le plus pressant est identifié : « passer ARUP ». Autrement dit, devenir Association Reconnue d’Utilité Publique. Derrière cette ambition en 4 lettres on va retrouver trois grandes raisons :

  • A l’âge d’or de Specif, il y avait 700 membres. Et nous avons en 2011 un complexe : celui de ne pas être assez représentatifs. Et nous vivons cela -étrangement, avec le recul- comme un véritable frein. Il parait alors très difficile de prendre la parole sur la place publique si nous ne représentons pas numériquement la communauté. Et l’analyse de l’époque était qu’en devenant ARUP les 2/3 de la cotisation seraient déductibles des impôts entrainant mécaniquement une augmentation de la cotisation et/ou du nombre d’adhérents.
  • La seconde raison de devenir ARUP était que nos partenaires directs (la SMF et la SMAI pour les Mathématiques, la SFP pour la Physique), l’étaient aussi. Et si on veut que l’informatique soit considérée comme équivalente à ces disciplines, il faut absolument passer ARUP.
  • La troisième raison est que l’ASTI vient de prononcer sa dissolution et nous transmet, au moins implicitement, le témoin.

Une parenthèse sur la dissolution de l’ASTI. L’association des Sciences et Technologies de l’Information avait succédé en 1998 à l’AFCET. Sa dissolution en 2010 s’est accompagnée d’un legs de 10000€ à la SIF pour financer le travail mené par l’EPI (Enseignement Public et Informatique) pour l’enseignement de l’informatique dans le secondaire. Si Specif avait (peut-être) eu un rôle dans la création ou la recréation de l’option informatique au lycée au 20e siècle, elle n’en a eu aucun dans sa disparition : le sujet avait certes été discuté, mais aucune action tangible pour protester contre cette disparition n’avait eu lieu. Et pendant les années de traversée du désert de l’informatique du secondaire, l’EPI (Enseignement Public et Informatique) s’est retrouvée bien seule. En fait, elle avait été rejointe par Maurice Nivat -qui allait devenir le Président d’honneur de notre conseil scientifique- et s’était illustrée durant la campagne électorale qui a conduit à la présidence de Nicolas Sarkozy en écrivant aux différents candidats, puis en obtenant ainsi un rendez-vous avec le nouveau cabinet. Des méthodes dont nous allions nous inspirer. Nous allions inclure l’EPI dans Specif et bénéficier de l’expérience de Jean-Pierre Archambault qui allait nous rejoindre au sein du CA.

L’analyse qui va avoir lieu en 2011, au sein du CA mais aussi des rendez-vous divers de SPECIF pour parler éducation ou recherche, est qu’en fait, la vraie raison de vouloir devenir ARUP est ailleurs : c’est que nous découvrons que les vrais enjeux pour notre discipline ne sont pas au sein de nos labos, de nos départements, de nos instances de gestion de la discipline. En particulier la question de l’enseignement de l’informatique ne va pas se résoudre dans notre environnement universitaire relativement protégé mais sur la place publique.

Or Specif travaillait en interne depuis très longtemps : notre communication était purement entre nous : c’est envers nos adhérents, exclusivement que nous avions choisi de nous tourner. Malgré des Président.es et des équipes remarquables, le simple fait de rester « entre nous » rendait très peu impactantes nos réflexions et actions, du moins hors, justement, de nos cénacles. Nous souffrions en quelque sorte du syndrome du front populaire de Judée.

Dans un tout premier temps, nous pensions qu’il suffisait de s’ajouter la volonté de devenir ARUP, puis de créer en 2011 un conseil scientifique pour pouvoir avancer. Ce conseil représente une étape importante et nous prenons le temps de bien définir les missions de ce conseil, d’en mesurer l’impact, de lui donner des règles.

Mais cela va être en réalité bien plus compliqué.

Paris, décembre 2011

Cette date est une date fatidique. Lorsque je lis mes notes de l’époque, j’y trouve les transparents utilisés pour la réunion du conseil d’administration tenue le 1er décembre. Et on y voit que le choix est fait de créer une société savante et de lui donner un nom. Les noms envisagés plus ou moins sérieusement sont :

  • Société Informatique de France (ou variantes : de France, française)
  • Société pour Promouvoir, Enseigner, Chercher en Informatique en France (ou variantes : l’Informatique)
  • Société pour la Promotion de l’Enseignement, de la reCherche en Informatique en France
  • Société pour la Promotion, l’Enseignement et la reCherche en Informatique en France
  • Société pour la Promotion, l’Enseignement et la reCherche en InFormatique
  • Société pour la Promotion, l’Enseignement et la reCherche en Informatique de France
  • Société des Personnels Enseignants et Chercheurs en Informatique de France

Ou encore

  • SNIF : Société Nationale Informatique Française
  • PIF : Promotion de l’Informatique en France
  • PITRE : Promotion de l’Informatique, Télécommunications et Réseaux dans l’Enseignement
  • FIFRE : Fédération Informatique Française de Recherche et Enseignement
  • SIRE : Société Informatique de Recherche et Enseignement
  • PIPE : Professionnels de l’Informatique et Personnels Enseignants
  • RICE : Réseau Informatique des Chercheurs et Enseignants
  • CEI : Chercheurs et Enseignants en Informatique
  • IRE : Informatique : Recherche et Enseignement

En regardant de près ces propositions on note que nous avions encore l’espoir de garder SPECIF, en changeant uniquement le sens des initiales.

Mon souvenir est que c’est à l’issue de cette réunion que la solution est apparue : transformer SPECIF en SIF était beaucoup trop compliqué. Il fallait dissoudre SPECIF.

Toulouse, février 2012.

Le congrès a eu lieu à Toulouse. L’assemblée générale s’annonçait délicate. Certes, il avait été annoncé dans un édito récent que nous proposerions quelque chose de nouveau lors du congrès de Toulouse, mais l’étendue de notre proposition et de sa signification n’était pas encore claire. J’ai un souvenir d’être conscient que quelque chose d’important se jouait et qu’il y avait là un Rubicon à franchir.

Cela dit, la proposition a été adoptée en séance, mais le vote n’était pas conforme aux statuts (le vote impliquait quand même la dissolution d’une association vieille de 25 ans, qui se portait très bien, qui détenait à la fois la présidence du CNU et celle de la section 7 du CNRS !).

Le conseil d’administration est renouvelé et le bureau qui va porter la création de la SIF est :

  • Président : Colin de la Higuera
  • Vice-président Enseignement : Philippe Marquet
  • Vice-président Recherche : Jean-Marc Petit
  • Vice-présidente International : Laure Pétrucci
  • Trésorier : Bruno Defude
  • Secrétaire : Jean-Christophe Janodet

On y retrouve Bruno Defude, dont la tranquillité était égale à sa compréhension des enjeux financiers. Mais la plupart des autres postes vont évoluer très vite. Jean-Marc Petit prend la direction des sujets dd recherche et assurera en particulier la mise en route du conseil scientifique.

Paris, mars 2012.

Une réunion a eu lieu en mars 2012, à Paris, avec les représentants du CA d’une part, « nos » élus d’autre part. Nous avions, ces dernières années eu du succès à la fois au CNU et aux comités du CNRS. Et ma foi, la réunion a été houleuse. C’est dans des situations comme celle-là que la sagesse de Max Dauchet, qui était un des stratèges de la SIF, s’est avérée décisive. Le débat de fond était qu’avec la position du CA nous abandonnions en quelque sorte les élus des listes SPECIF à leur sort. A un moment où, justement, la communauté votait pour ces listes. Certes, nous proposions qu’une fois la SIF créée une nouvelle association de type « société des personnels » voie le jour mais expliquions que ces deux associations devraient être étanches. Nous étions persuadés qu’il était impossible de maintenir un lien entre les listes et la société savante en création, sous peine de la perdre immédiatement.

Paris, mai 2012.

C’était le dernier obstacle : nous avons préparé avec soin l’assemblée générale extraordinaire de Paris, du 31 mai 2012, à laquelle nous avons voté la dissolution de Specif, la création de la SIF et ses nouveaux statuts. Une inquiétude concernait le quorum. Il nous fallait non seulement avoir assez de voix, mais aussi assez de votants. Je me souviens de l’impression de vivre un moment important et, comme il se doit, la salle a applaudi à la proclamation des résultats.

Analysons maintenant les analyses qui étaient les nôtres durant ce processus. On peut regrouper celles-ci dans 3 thèmes : les besoins (B), l’héritage (H) et la légitimité (L).

B

Quels étaient les besoins en 2011 ?

Specif avait fêté ses 25 ans un an plus tôt mais ne se portait pas si bien que ça. Pour s’en persuader on peut revisiter le site http://specif.org  qui n’a pas disparu. Les nouvelles de l’époque sont :

  • des nécrologies,
  • des résultats électoraux,
  • l’annonce du congrès.

Bien entendu, l’activité était plus importante que ça, mais ce n’était pas simple de matérialiser celle-ci.

Le président sortant, Pierre Lescanne, avait bien pris conscience du problème mais les conditions n’étaient pas réunies pour mettre en place un autre modèle.

Les besoins reposaient sur :

  • l’impasse ressentie depuis longtemps par le CA du rôle de Specif,
  • la disparition récente de l’ASTI,
  • la question de l’éducation au lycée,
  • l’impression de parler uniquement entre nous.

Pour faire avancer cette analyse, nous avons alors

  • Profité d’un groupe de travail mené par Maurice Nivat et Gilles Dowek en liaison et au nom de l’Académie des sciences : une dizaine à nous rencontrer chaque mois, dans les locaux d’INRIA, pour discuter de la question de l’enseignement de la discipline, et cela depuis le plus jeune âge : Maurice Nivat nous convainquait que savoir programmer était aussi important et élémentaire que savoir lire, écrire ou compter et nous expliquait des algorithmes de comptage de billes découverts par les enfants en école maternelle.
  • Rencontré largement les sociétés savantes amies (SMF, SMAI, SFP, SEE,…).
  • Discuté avec les sociétés professionnelles avec lesquelles nous allions tisser des liens.
  • Etudié les modèles des sociétés savantes étrangères (par exemple, nos amis australiens avaient pris en charge l’étude des dossiers des migrants de l’informatique, leur assurant un modèle financier très particulier).

La dissolution de l’ASTI venait aussi nous donner plusieurs points de réflexion :

  • L’ASTI avait voulu créer un rassemblement large. En se définissant comme la société savante des technologies d l’information et de la communication elle avait eu de mal à mettre en avant la « Science ».
  • Le modèle de l’ASTi avait été fédéral : ainsi Specif était membre de l’ASTI, comme l’EPI et des associations plus thématiques. Dans ce modèle, l‘essoufflement était arrivé très vite.
  • L’EPI rentrait dans Specif, avec son legs. Quand on interrogeait nos amis de l’EPI sur le nombre de membres, la réponse était : plusieurs milliers de lecteurs de la lettre d’EPI (ou sympathisants). Cette réponse avait le don de nous énerver, tant la question du nombre d’adhérents cotisants était importante au sein des CAs. Mais là aussi, ce sont des leçons qui allaient nous servir.

Pour être complets, il faut mentionner deux autres tentatives de sociétés savantes dont l’analyse alimentait nos réflexions :

  • L’informatique s’était dotée d’une société savante en 1968 (AFCET : Association française pour la cybernétique économique et technique) qui disparaît en 1998.
  • LA SEE représente la France à l’IFIP depuis 1998, et devient Société de l’Electricité, de l’Electronique et des TIC.

H

Au-delà du besoin de devenir une société savante, il y avait une question majeure à régler, pour y arriver. Celle de l’héritage : il a vite été clair que la création d’une société savante à partir de rien allait échouer. Il fallait donc la bâtir en consolidant quelques acquis :

  • Des acquis financiers tout d’abord : lancer une société savante, ça va coûter de l’argent. Nous n’allions pas avoir immédiatement des adhésions, des sponsors, des donateurs. Et Specif avait de l’argent… issu en grande partie d’une mission d’observation portée en son temps par Max Dauchet, lorsqu’il était Président de Specif.
  • Des acquis moraux : les adhérents, surtout. Certes, nous plafonnions à 300 adhérents, mais il y avait aussi les personnes morales : les laboratoires et départements d’informatique un peu partout. Là aussi, il importait qu’ils nous suivent.
  • Ceux des sociétés savantes avant nous : l’ASTI, mais aussi l’AFCET : malgré les erreurs qu’elles avaient pu commettre et un périmètre différent, il était essentiel de nous revendiquer d’elles, ne serait-ce que pour pouvoir avancer sereinement sans voir un concurrent se monter : à cette époque, le terme « numérique » était très volatile et aurait pu sans difficulté être revendiqué par à peu près tout le monde.

Ce besoin d’héritage nous poussait vers une unique solution : celle de transformer Specif en SIF.

L

La légitimité avait toujours été un enjeu pour Specif. Et l’importance croissait avec une ambition bien plus importante pour la SIF. Nous étions conscients que les sociétés savantes en face de nous s’appuyaient sur une réputation, sur un historique long. Avions-nous le droit de nous autoproclamer société savante de l’informatique ? D’écrire, de dire « Nous, la société savante de l’informatique pensons que… » ?

Ici encore, on pouvait penser qu’en changeant simplement les statuts de SPECIF et en nous appuyant sur nos adhérents, sur nos laboratoires, nous allions y parvenir. Mais notre analyse était que cela ne suffirait pas, pour au moins deux raisons :

  • La première était que Specif n’avait pas participé aux débats publics de société importants concernant l’informatique. Certes, nous en avions discuté entre nous mais bien plus rarement cherché à intervenir dans le débat public.
  • La seconde était « la question des listes ». Depuis plusieurs mandatures (1995), Specif présentait ses listes au CNU-27. Elle gagnait régulièrement chez les professeurs et obtenait chez les Maîtres de Conférences des sièges qui lui permettaient -souvent- de présider cette institution. Avec l’appui des membres nommés, cela faisait de Specif un rôle important dans la gestion des recrutements et des carrières. Bien entendu, si cela correspondait à un besoin exprimé par des collègues, c’était aussi un sujet clivant dans les discussions avec les collègues syndiqués. L’analyse du Conseil d’Administration était que si la SIF se voulait la société savante de tous les informaticiens, elle ne pouvait pas soutenir -et encore moins organiser- une liste particulière. En 2012, Specif présentait également des listes de candidats aux élections du Co-CNRS. Là aussi, avec succès.

La légitimité dépendait également de la relation à définir avec les deux acteurs de référence qu’étaient l’INS2I et INRIA. Il fallait absolument les convaincre du bien fondé de la démarche, de la nécessité de statuts qui rendent la SIF réellement indépendante de ces « tutelles » tout en obtenant leur soutien qui était vraiment indispensable : soutien financier à travers l’adhésion des laboratoires comme personnes morales, soutien politique en conviant la SIF dans les grandes alliances sur le numérique qui se dessinaient aujourd’hui. Et pour des raisons qu’on comprend, l’abandon du rôle de co-gestionnaire de la discipline n’allait pas être simple à vendre. Là aussi, les discussions se sont toujours bien passées et les soutiens apportés par nos interlocuteurs au CNRS-INS2I et à INRIA ont été sans conteste un atout majeur pour la suite.

La légitimité s’exprime aussi à travers le choix des mots. Les mots « à la mode » en 2012 étaient numérique, code et coding. Que nous avions envie de remplacer par informatique et programmation. Avec de nombreux arguments que nous avions l’habitude de partager. Entre nous.

Mais le positionnement avait changé : si nous voulions être écouté, participer à des débats de la société civile (comme l’alliance EDUCNUM  mise en place par la CNIL et qui s’est avéré décisif pour trouver des alliés), il fallait choisir entre discuter des mots-sujets qui intéressaient la société (le numérique, le code, le coding) mais en imposant notre vocabulaire, faire de même en expliquant notre ontologie, ou descendre dans l’arène en acceptant les règles du jeu, c’est-à-dire en utilisant les mots que les gens connaissaient, au risque de leur apporter de la légitimité. Ce débat a eu lieu et aura toujours lieu. La première solution consiste à ne parler qu’à des gens qui veulent nous écouter, et très vite, à parler entre nous. La troisième est une position difficile à tenir pour une société savante. La deuxième est celle que nous avons choisie mais ne va pas de soi : elle consiste à partir d’un positionnement à la fois convainquant pour nous, mais aussi pour les autres. Le Conseil Scientifique a bien entendu été mis à contribution pour poser les définitions puis publier dans 1024 et binaire les articles de fond si nécessaires.

En lisant cet article, on peut penser que la démarche était analytique, que nous avions toujours un temps d’avance. Ce n’était pas du tout le cas : descendre dans l’arène publique, c’est aussi en accepter les règles. Une information sur l’enseignement de l’informatique ? Il faut réagir très vite si on veut que cette réaction soit audible. Un débat public et une salle qui réagit négativement à une position made in SIF ? Il faut choisir une autre approche pour faire passer le message, utiliser d’autres arguments et on ne peut pas toujours attendre la prochaine réunion du conseil scientifique ou du conseil d’administration. . Une interview dans laquelle il faut imposer un sujet polémique pour être certain qu’elle sera publiée : oui. Il y a alors une prise de risque : celle d’aller plus vite que son bureau, que son CA : raison de plus pour communiquer abondamment.

Quelles ont été les « retombées » de cette approche ?

  • En premier lieu, nous avons trouvé des alliés : dans des réunions parfois complexes à l’époque nous étions très minoritaires à penser qu’apprendre l’informatique était utile et nécessaire à tous. Et comme en plus l’immense majorité de nos interlocuteurs n’avaient jamais programmé de leur vie, il nous a fallu trouver de nouveaux arguments pour convaincre.
  • En second lieu nous avons appris à parler en public, au public. J’ai le souvenir d’avoir très vite abandonné des arguments qui fonctionnaient très bien entre nous, mais qui, quand énoncés devant une salle pas du tout acquise à la cause de l’éducation à l’informatique suscitaient des incompréhensions, des réactions hostiles difficilement reprochables ; d’autres arguments faisaient mouche.
  • En troisième lieu nous avons compris que ce qui déterminait le plus cette capacité de communiquer était la médiation scientifique. Effectivement, c’est plus facile de convaincre quelqu’un au ministère quand on a passé un samedi après midi à expliquer l’informatique à la sortie d’un hypermarché !
  • En quatrième lieu nous avons rendu la SIF visible. En choisissant délibérément d’axer notre communication sur tout le monde plutôt que sur nos adhérents nous prenions un risque envers ces adhérents. Mais nous nous obligions à communiquer autrement. A l’époque, le rêve était de voir 1024 circuler entre les collègues professeurs de lycée ! Mais je pense sincèrement que nos adhérents nous ont suivi : lorsque nos tribunes étaient publiques, ils pouvaient se reconnaitre en elles et savoir que leur voix était portée sur la place publique.
  • En cinquième lieu nous avons participé aux débats de l’époque. Il est bien entendu impossible de démontrer que ces prises de position se sont avérées décisives, mais j’ai quand même le souvenir que nos tribunes étaient lues, discutées, et que nos arguments pouvaient revenir au détour d’une visite à un ministère.

Si nous fêtons aujourd’hui les 10 ans de la SIF, c’est que, probablement, quelques-unes des idées portées dès 2012 étaient bonnes. Si je dois aujourd’hui mettre en avant quelques recettes, en voici trois :

  1. L’importance de la médiation scientifique : en mettant l’emphase sur ce sujet, nous annoncions clairement notre intention d’aller vers le grand public. Nous affichons notre volonté de communiquer. Cet axe, porté magistralement par Sylvie Alayrangues, a su bénéficier de deux efforts formidables : 1024 a été porté par Eric Sopena. Depuis l’adaptation des fichiers latex (et il me semble même que les fichiers de départ étaient TeX), jusqu’à l’établissement d’une ligne éditoriale tout à fait nouvelle. Peu après, c’est Serge Abiteboul qui lançait binaire : ce blog, hébergé par le Monde, est vite devenu une référence scientifique pour l’informatique.
  2. L’enseignement de l’informatique comme vecteur de rassemblement. La « grande cause » qu’était l’enseignement de l’informatique, à tous les niveaux, a été un excellent élément de rassemblement. Mais il est important de dire que l’accord n’allait absolument pas de soi. Les points de vie de départ étaient très différents et les sujets de friction étaient nombreux (par exemple, la place du numérique dans l’informatique). Puis, ce qui a permis à ce sujet d’avancer est clairement la grande valeur des personnes. Philippe Marquet, vice-président, a eu le mérite de porter ce sujet, avec des personnalités très fortes systématiquement liées à ces questions : les membres du conseil Scientifique, en particulier, forts de l’écriture du rapport « L’enseignement de l’informatique en France – Il est urgent de ne plus attendre », ont été systématiquement mis à contribution pour écrire, participer à des délégations, rencontrer, discuter…
  3. Il y a aussi une méthode qui se voulait en rupture avec ce qui s’était fait jusqu’à là. Lorsqu’un problème était identifié, deux actions étaient déclenchées en parallèle :
  4. Une action politique : typiquement, il s’agissait de prendre un rendez-vous dans un des ministères.
  5. Une action médiatique : une tribune dans un journal, ou un média en ligne, ou encore une interview.

Je reste persuadé que cette action médiatique (où nous avons dû tout apprendre) était essentielle et j’ai plus tard eu confirmation que nos prises de position publiques avaient un impact.

Le 31 mai 2012, naissait la Société informatique de France. Nous fêtons son dixième anniversaire aujourd’hui. Je lui souhaite une adolescence aussi réussie que son enfance.

A la Plaine sur Mer, le 12 juin 2022

Colin de la Higuera

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