Nous vous en parlions ici, le 7 février 2024, à l’initiative de Mme Isabelle Rauch, présidente de la commission des Affaires culturelles et de l’éducation de l’Assemblée nationale, s’est tenu un débat public sur le thème “L’école et l’IA”.
Il est possible de revoir ce débat ici : https://videos.assemblee-nationale.fr/video.14614052_65c33db21467b
Invité à débattre avec Florence Biot, Daniel Andler, André Tricot devant la Commission des Affaires culturelles de l’Assemblée nationale, j’ai eu cinq minutes de « propos liminaires » à préparer, avant de répondre aux questions des député·es. Voici un résumé des principaux points de mon intervention.
- Il convient de se rappeler qu’il n’y a jamais rien de définitif. Sur cette question en particulier. L’IA et l’école, c’est aujourd’hui foison d’idées, de nombreux produits, des positions très différentes. Il y a également beaucoup d’argent, d’enjeux financiers et politiques, beaucoup de pression. Mais aussi encore trop peu d’évaluation.
Pour contraster ces éléments inquiétants, notons que des rapports très sérieux ont été diffusés par l’UNESCO, le Conseil de l’Europe, l’Europe et la DNE (Direction du numérique pour l’éducation), avec une attention particulière pour les questions d’éthique. Un autre point positif est une attente favorable de la part des enseignant·es[2]. - L’IA est déjà dans l’école. Ce n’est pas une question, ce n’est plus un choix qui resterait à faire, c’est une réalité. Considérons en particulier la question des enseignements de langue. Un·e enseignant·e de langue vivante est aujourd’hui souvent en difficulté face à des élèves qui vont détourner des outils IA (ChatGPT, Google Translate, DeepL) pour faire le travail attendu. Dans quelques cas, cela se fait dans un contexte pédagogique voulu, choisi. Sinon, souvent, c’est au détriment de l’apprentissage de la langue. Cette présence de l’IA pose des problèmes déjà redoutables : les contrôles de connaissances, les difficultés à motiver, les devoirs et en particulier les productions écrites.
- Mis ensemble, ces deux premiers points questionnent : d’une part il y a une certaine urgence, d’autre part des vraies difficultés à prendre les bonnes décisions. Et pourtant il y en a une (urgence, décision) qui s’impose : la formation des enseignant·es. Non pas à devenir des professeur·es d’IA, mais à en savoir assez pour savoir réagir face à l’IA. Pour ne pas être dans le déni. Pour pouvoir choisir quelle IA et bâtir des pédagogies innovantes. Ou pour savoir l’éviter quand elle est contre-productive ou dangereuse. C’est dans ce contexte qu’avec la DNE et dans le cadre du projet européen AI4T[3], nous avons publié des ressources : un MOOC, un manuel ouvert.
- Il est possible d’être plus prospectifs : la question de la formation des élèves vis-à-vis de cette IA est déjà posée, avec deux aspects.
Le premier est bien entendu celui de préparer des élèves à s’en servir efficacement et cela passe sans doute, du moins à mon avis, par un travail dans la continuité de celui qui s’est fait en informatique. Car l’IA, ce sont des données et des algorithmes et rien de mieux que de développer soi-même les programmes pour comprendre ce qui se cache derrière.
Le second aspect est lié à l’observation de comment les jeunes sont déjà en train de s’emparer de cette IA pour apprendre (ces observations portent pour l’instant plutôt sur les étudiant·es et les doctorant·es, mais c’est instructif quand même). Ainsi, les étudiant·es utilisent l’IA comme medium pour avoir mieux accès à la connaissance : ils/elles vont traduire, résumer, reformuler. La personnalisation par l’IA dont on parle souvent n’est pas celle imaginée par et pour l’enseignant·e mais celle de l’élève ! Les enjeux de l’empouvoirement liés à l’IA doivent donc se lire à partir de la perspective de l’élève et dès lors, les enjeux d’équité font que nous devons considérer une formation de tous les élèves. - Enfin, le vrai sujet et peut-être le plus difficile est sans doute celui de « pourquoi » apprendre plutôt que du « quoi apprendre ». L’IA rend les connaissances faussement accessibles : les fruits les plus bas de l’arbre (de la connaissance) n’ont plus besoin d’échelle. Si la calculatrice donnait l’impression de ne plus avoir à connaître l’arithmétique, des IA mobilisables à la demande peuvent laisser penser que bon nombre de matières enseignées à l’école seraient à ranger avec le latin : on pourra les trouver formatrices, mais leur inutilité perçue les condamne. Attention, le but du propos n’est pas de dire qu’il n’y aurait plus un intérêt à apprendre, mais qu’il faut veiller à ce que cet intérêt reste démocratique. Autrement dit, on peut se trouver à expliquer que là où hier les raisons d’étudier relevaient de l’intérêt public et de celui de chaque individu, ce serait différent aujourd’hui. Ainsi, typiquement, on passerait d’expliquer qu’apprendre l’anglais est utile pour de nombreux métiers et pour pouvoir voyager, à ne le faire que pour pouvoir apprécier les subtilités de Shakespeare ou pour exercer un métier réservé à une élite.
Les questions des parlementaires ont été très variées et on peut recommander d’écouter la rediffusion pour se faire une idée de ce qui les préoccupe. Je suis intervenu à deux reprises pour souligner en particulier les points suivants :
- La formation des enseignant·es est peut-être la question la plus urgente. Grâce à l’avance prise avec AI4T, on dispose d’idées et de matériel pédagogique. Mais il faut mettre des moyens.
- L’IA doit jouer un rôle dans toutes les matières, mais il faut travailler, matière par matière, pour réfléchir à ce que l’IA peut apporter, aux façons de l’utiliser, aux éléments à transmettre aux enseignant·es.
- Il y a urgence : une parlementaire mentionne le cas d’une enseignante qui ne donne plus de travail aux élèves car ceux-ci utilisent l’IA pour le faire : cette remarque mérite toute notre attention. Il faut en particulier aussi expliquer que le détecteur d’IA fiable n’existe pas et même quand il existera, nous mettra face à de grands problèmes de mise en œuvre : les preuves apportées resteront statistiques et veut-on vraiment pénaliser un·e élève sur la base d’une certitude statistique ?
Ce débat avec les parlementaires aura duré plus de deux heures : espérons qu’il y aura une suite !
[1] Le projet AI4T (Artificial Intelligence for Teachers) se termine ces jours-ci. Un manuel ouvert à destination des enseignant·es est publié et partagé : https://ai4t.eu/textbook
[2] Ce point a été relevé lors des évaluations du projet AI4T.
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