L’intelligence artificielle au quotidien : quelle position pour l’enseignant.e ?

Photo de Yan Krukau sur Pexels

Avouons-le, depuis quelques semaines, on ne parle que de ça : ChatGPT est dans tous les médias, dans toutes les réunions. Le réflexe amusé “je vais demander à ChatGPT” est maintenant devenu un point de passage obligé, un invité permanent aux soirées entre ami.es, aux tables rondes de chercheur.es.

Très vite, des corps de métier se sont inquiétés. Les illustrateur.rices dont le travail passe par la création de supports visuels, déjà fort marri.es par les Dall-E, Midjourney, etc., ont encore plus exprimé leur désarroi devant la facilité avec laquelle monsieur et madame tout le monde allaient pouvoir obtenir, à la suite d’un simple dialogue (et de l’installation quand même de logiciels supplémentaires), une image immédiatement qualifiée de superbe, bluffante voire de largement suffisante pour l’usage qu’on avait l’intention d’en faire. Il serait temps de rappeler que lors de l’apparition des appareils photo numériques, d’autres métiers créateurs d’images avaient manifesté à peu près les mêmes inquiétudes.

Mais le but de cet article est de s’intéresser à un autre corps, bien plus important en nombre. Les enseignant.es.

Très vite, les enseignant.es ont vu les risques et intérêts de ce type de technologies. Mais très vite, ce ne sont que les personnes inquiètes qu’on a entendues. Essayons de faire un point.

La difficulté d’écrire quelque chose de définitif en janvier 2023

Avant tout, il convient d’annoncer la couleur : nous n’avons pas le recul suffisant pour nous livrer à une analyse scientifique approfondie, basée sur des faits constatés à plusieurs reprises, sur des études longitudinales, sur des études étoffées. Nous pouvons nous baser sur l’impact d’autres intelligences artificielles sur l’éducation (Google Translate, DeepL, Photomath) mais là aussi, la documentation est clairsemée. Nous pouvons également travailler sur les dizaines d’articles publiés ces dernières semaines et sur un nombre vertigineux de réunions (vertigineux étant donnée la nouveauté de la question).

Cette analyse ne peut donc qu’être ce qu’elle est : la prise de position d’un chercheur qui travaille aujourd’hui sur ces questions avec les membres de la Chaire UNESCO RELIA, en contact avec d’autres chercheur.es. Elle pourra être confortée ou au contraire remise en cause dans les mois ou les semaines à venir.

L’IA en éducation ne date pas de décembre 2022

Une première chose à dire est que l’intelligence artificielle ne s’est pas installée comme acteur du monde de l’éducation le 30 novembre 2022 avec l’arrivée publique de ChatGPT. D’une part, ChatGPT n’était qu’une itération d’une suite d’outils génératifs que nous testions depuis plusieurs mois ; d’autre part, des outils utilisant l’intelligence artificielle étaient déjà en train d’impacter l’éducation, cette fois dans un profond silence médiatique, depuis un moment. Nous sommes partenaires du projet européen AI4T dont l’objectif est de former les enseignant.es dans 5 pays européens, dont la France, à l’intelligence artificielle et surtout à sa compréhension et son usage raisonné. Dans le contexte d’AI4T, nous avons analysé les opportunités offertes par les logiciels éducatifs contenant de l’intelligence artificielle, mais sommes arrivé.es à la conclusion que la vraie urgence était peut-être d’analyser l’effet des logiciels non éducatifs pouvant être réutilisés dans l’apprentissage. C’est ainsi que nous avons noté l’importance des logiciels de traduction (Google translate, DeepL) ou de résolution de problèmes mathématiques (comme Photomath). Déjà, les enseignant.es de langues nous ont fait part de leur difficulté à donner des devoirs à la maison, de leur frustration à noter des capacités à copier-coller (je cite), et -et c’est fondamental- de leur inquiétude devant le manque de motivation des élèves envers une matière dont les raisons d’être ont sérieusement besoin d’être dépoussiérées. En forçant le trait et risquant la provocation : a-t-il été nécessaire d’apprendre à calculer de la 6ème à la terminale, à raison de 3 heures par semaine, une fois la calculatrice à la disposition de toutes et tous ?

De quoi parle-t-on ?

ChatGPT est un outil accessible gratuitement -pour le moment- en ligne, après une inscription assez simple chez OpenAI. Cette inscription vous contraint tout de même à donner une adresse mail et un numéro de téléphone. Cet outil nous permet de dialoguer avec une intelligence artificielle sur presque tous les sujets et dans un grand nombre de langues. Son moteur s’appelle GPT-3 et est donc la 3ème itération d’un grand modèle de langage (Large Language Model, LLM). Bâti à partir d’un maximum de textes trouvés sur Internet (on estime cela à 570 Go ou 300 milliards de mots), le résultat est un modèle appelé réseau de neurones, qui peut être vu comme un gigantesque système d’équations. Ce système va être défini par 175 milliards de paramètres. Des heures de calcul sur des machines puissantes ont permis l’ajustement (on dit “entraînement”) de ces paramètres.

Notons également que le nom de l’entreprise (OpenAI) produisant à la fois ChatGPT, GPT-3 et bientôt GPT-4 prévu pour être bien plus puissant, est trompeur. Si GPT-3 était en grande partie ouvert, ce n’est absolument pas le cas de Chat-GPT.

Depuis plusieurs mois, des solutions alternatives sont en construction chez les grands acteurs du numérique (META, Alphabet, etc.), et une solution réellement ouverte “concurrente” de GPT-3 a été rendue disponible par un consortium international (Big Science) comprenant en particulier les centres de recherche français (CNRS, INRIA) : BLOOM.

Ne pas (plus) être dans le déni

Les discussions que nous avons maintenues depuis plus d’un an sur les outils IA impactant l’enseignement des langues vivantes, avec différents acteur.rices de l’éducation, ont montré que la ligne la plus fréquente était celle du déni : “Google translate ne marche pas”. Avec à la clé un exemple datant d’il y a 10 ans, la question des biais algorithmiques (essayez de traduire “la mécanicienne” ou “l’infirmier”) ou un exemple alambiqué digne d’un sujet de l’agrégation. La traduction automatique ne marche pas. Point final.

Mettons-nous maintenant à la place d’une enfant de 12 ans (classe de cinquième). Appelons-la Aicha. Aicha a un devoir créatif en anglais à faire (on regardera avec intérêt un sujet du brevet des écoles pour se faire une idée de ce qui peut être attendu). Aicha essaiera, si elle est courageuse, d’effectuer le travail demandé par elle-même. Mais elle vérifiera probablement ce que le traducteur automatique aurait donné. Et elle se sentira forcément un peu frustrée, parce que pour un outil “qui ne marche pas”, le résultat est bien au-delà de ce qu’elle est capable d’imaginer. Si elle est allée à l’étranger avec ses parents, elle pourra également trouver que l’IA fait mieux qu’eux qui ont étudié l’anglais pendant 7 ans. Elle en déduira peut-être qu’elle-même aura du mal à faire mieux que l’IA dans 6 ou 7 ans. Aicha est une “bonne élève” : elle a donc quand même essayé.

Aujourd’hui, comme pour nombre de mes collègues qui avons dialogué avec nos étudiant.es (certes plus âgé.es que des élèves de lycée), nous savons qu’ils/elles ont essayé ChatGPT. Dans certains cas, par curiosité, pour s’amuser. Dans d’autres, dans le cadre d’un projet, d’un travail à faire.

Il me semble que la première chose à faire, pour un.e enseignant.e, est de l’essayer, de jouer avec. Puis d’en parler avec les élèves, pour qu’ils/elles comprennent que nous (enseignant.es) sommes en train d’intégrer cet outil, que nous l’avons analysé. Cela permettra au moins trois choses :

  • Ne pas laisser croire que les élèves ont un coup d’avance, accès à une technologie que l’enseignant.e ne connaît pas. Quelles que soient l’issue du débat sur la tricherie, les recommandations qui arriveront du ministère, il est important de ne pas laisser croire qu’on ne sait pas ou qu’on en est resté sur une position de déni.
  • Essayer de comprendre les forces et faiblesses de ces outils. Les exemples pour “piéger” ChatGPT abondent et sont instructifs : des soucis avec la logique, la capacité de chercher à donner une explication à n’importe quoi, des différences culturelles… Mais c’est une technologie jeune et qui s’améliore au fur et à mesure des itérations.
  • On peut tout à fait admettre sa curiosité (une qualité) et sa connaissance imparfaite : c’est l’occasion d’apprendre de nos étudiant.es et élèves, de leur demander d’expliquer, de leur proposer d’aller ensemble plus loin que le simple usage.

Vous avez dit “tricher” ?

Une des angoisses exprimées le plus fréquemment est celle de la tricherie. Les EdTechs nous proposent déjà des solutions (bien entendu construites grâce à l’intelligence artificielle) pour détecter la triche et nous conduire donc à un semblant de justice. Dans le contexte antérieur des outils de traduction automatique, on trouvait déjà sur des sites anglo-saxons des discussions suggérant que les bonnes solutions consistaient à interdire leur usage car cela revenait à tricher. Avec ChatGPT (et les technologies liées), tricher serait devenu facile. Le débat doit avoir lieu. Voici quelques questions pour l’initier.

  • Cette situation s’est déjà produite dans le domaine de l’éducation : avec l’arrivée de la calculatrice, quand Wikipédia a commencé à avoir des textes sur à peu près tous les sujets. Dans les deux cas, c’étaient des outils pratiques mais qui ont pu entraîner de la part des élèves des comportements que l’on a -ou pas- qualifié de tricherie. Dans le cas de Wikipédia en particulier, certains élèves avaient réappris à citer leurs sources, d’autres avaient eu le sentiment d’être félicité.es pour un simple copier-coller.
  • Le plus important est de savoir vis-à-vis de quoi il y a tricherie. Vis-à-vis du système mis alors en défaut ? Vis-à-vis des autres élèves, car il n’y aurait pas une égalité ? Vis-à-vis de l’élève qui n’est pas en train d’apprendre tout en obtenant des résultats trompeurs ? Ces différents cas doivent être considérés avec attention.
  • Il faut se rendre compte que les adultes/enseignant.es allons demander à ChatGPT de faire une partie de notre travail : pour préparer des QCMs, pour développer des plans de cours, pour trouver des références, pour construire des images permettant d’illustrer nos diaporamas, pour écrire les ébauches de nos cours… Et nous n’allons probablement pas appeler ça “tricher”. Nous n’allons pas volontairement restituer une partie de notre salaire parce que notre travail de préparation aura été facilité. Il sera alors difficile d’expliquer en quoi, quand nous l’utilisons, c’est bien, mais quand un.e élève l’utilise, c’est mal.
  • S’il s’agit de tricher vis-à-vis d’un examen, la question se pose vraiment, du moins pour l’instant. Si le logiciel rédige la réponse, nous avons un problème : en Espagne, récemment, ChatGPT a montré sa capacité à obtenir (avec une note assez moyenne cependant) l’épreuve d’Histoire de la Selectividad, l’équivalent de notre baccalauréat.

Séparons les problèmes et les débats.

Nous assistons en réalité à deux débats qui se superposent et se contredisent :

  1. Former l’élève au monde de demain passe nécessairement par la formation aux outils qu’il/elle aura à rencontrer. On peut penser aux outils numériques, et en premier lieu à Internet (à quand la possibilité et même l’obligation d’utiliser -comme au Danemark- Internet pendant ses examens ?). En 2023, savoir utiliser correctement un correcteur orthographique et grammatical paraîtrait plus important que d’être certain.e des conjugaisons de temps rares ou de l’obtention d’une bonne note à la dictée de Pivot. Et il s’agit donc à l’école de pouvoir s’adapter à des outils comme ChatGPT ou ceux qui vont suivre. Notons que des propositions commencent à se faire en ce sens (Canopé).
  2. La question de l’évaluation sommative préoccupe. Et le mot “triche” est alors sur toutes les lèvres. S’il faut d’abord bien réfléchir à ce qu’on entend par “tricher” (voir le paragraphe antérieur), il convient de faire le constat qu’une partie des méthodes d’évaluation des connaissances de 2022 sont aujourd’hui caduques. C’est le cas en particulier de toutes celles reposant sur une épreuve à distance ou sur un travail personnel. Pour certain.es, cette question est prioritaire et toutes les questions deviennent secondaires. Cela peut alors conduire à interdire, parler de plagiat, menacer d’exclusion les élèves fautifs.

Prises ensemble, ces deux questions s’annulent : “former à utiliser l’IA” devient “former des futurs tricheurs et tricheuses” et inversement, interdire l’usage de ces technologies conduit à ne pas former au monde de demain.

La solution ? Séparer les débats, se reposer la question des compétences à acquérir, puis repenser la question de l’évaluation : nombreuses sont les personnes à penser qu’il était temps de le faire de toute façon.

Regardons les opportunités

Sauf si on pense que ChatGPT et les autres modèles de langages ne sont que des technologies éphémères, il convient d’admettre que ce sont des outils qui trouveront une place de choix dans notre environnement immédiat, aux côtés ou en lieu de la calculatrice, du smartphone, d’Internet… Une place dans notre environnement professionnel et social. À partir de ce pari (ou évidence), la question posée est alors, en retenant l’argument de la séparation des questions : à quoi peut nous servir ChatGPT pour éduquer ? À quoi peut servir aux élèves ChatGPT pour apprendre ? Il faudra que du terrain aux laboratoires en didactique, nous soyons nombreuses et nombreux à faire des propositions, à les tester rigoureusement en classe, à les documenter. Mais nous pouvons nous risquer à quelques hypothèses :

  • Le besoin de reformulation. Ce besoin est formulé par les élèves. Il peut s’agir de la reformulation d’une question d’examen, d’un élément de cours, d’un cours tout entier. Autant de sujets pour lesquels ces technologies offrent de vraies perspectives.
  • Le développement du sens critique. Si ! Là où l’on peut se navrer de ce qui peut paraître un outil servant à générer des opinions majoritaires, cela peut au contraire être pour l’enseignant.e un outil de générateur d’opinions neutres (non revendiquées par un individu, un groupe ethnique ou religieux) que l’on peut utiliser pour analyser, déconstruire, comprendre.
  • La peur de la feuille blanche. Cette difficulté qu’ont les élèves de tous âges à commencer un travail, à se lancer, quand ils/elles n’ont pas immédiatement la solution ou la méthode, peut être vaincue grâce à l’appel à ces technologies. Bien entendu, il appartiendra aux enseignant.es d’expliquer en quoi le résultat obtenu à partir d’une première requête n’est pas, malgré les apparences, un travail fini mais un terreau supplémentaire pour obtenir quelque chose de sensé.
  • La recherche d’informations fiables (et la détection de fakes). Ici encore, on lit en ce moment que ChatGPT est surtout capable d’inventer des citations, de mélanger les sources. Mais faisons confiance à l’innovation humaine, capable de remédier à cela. Des outils comme you.com, perplexity.ai sont déjà en train de nous proposer des versions combinant la capacité de génération de ces outils et la puissance des moteurs de recherche.

En conclusion, il convient de voir ChatGPT comme un outil formidable pour notre travail, nos interactions. L’interdire, ou dresser des barrières morales -en parlant de tricherie- ou légales à son utilisation entraîneront des incompréhensions justifiées. Il convient donc de l’ajouter, avec d’autres outils, à l’arsenal de ce que les élèves doivent savoir utiliser. Pour parvenir à cela, il faut résoudre deux questions différentes, nécessitant des réponses différentes : comment l’intégrer dans nos enseignements pour résoudre des questions importantes ? mais aussi : quelle évaluation sommative ?

Remerciements

L’auteur est seul responsable des idées exprimées ici. Mais ces idées sont le fruit de nombreuses discussions, au sein de la Chaire UNESCO RELIA, dans le cadre du projet européen AI4T, avec les partenaires d’IRCAI ou lors de la journée de clôture du GTnum #IA_EO. L’article a également bénéficié des relectures attentives d’ami.es de la Chaire.

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